jeudi 10 juillet 2014

Les éditions Gallimard 1909-1945 : survol historique


On attribue généralement à Otto Abetz, ambassadeur de l’Allemagne à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale, cette phrase désormais illustre : « Il y a trois puissances en France : le communisme, les grandes banques et la NRF. » (Assouline, 1984, 301) S’il paraît presque comique de retrouver les éditions de Gaston Gallimard dans cette liste des puissants, il n’en demeure pas moins que les Nazis avaient vu juste. Déjà, à l’époque de la Deuxième Guerre, ce qui portait à l’époque le nom de Librairie Gallimard est un incontournable des paysages culturel et politique en France. On y publie les Gide, les Malraux, les Camus, les Proust. C’est la zone de ferment des grandes réflexions, et donc, pour l’occupant, des grandes dissidences.

Pour comprendre l’importance des éditions Gallimard dans la littérature classique et contemporaine, il suffit d’un petit exercice : levez-vous, allez à votre bibliothèque, et retirez tous les ouvrages édités par Gallimard ou l’une de ses filiales. Il y a fort à parier que vous vous retrouverez avec des étagères fort dégarnies. Si Gallimard est aujourd’hui propriétaire de douze filiales d’édition, assurant la publication de 30 000 titres répartis en 240 collections (Gallimard, 2012, La maison d’édition), ses débuts demeurent modestes. C’est à la fois le génie de ses auteurs et la capacité de Gaston Gallimard à les rapatrier sous une même bannière qui permirent au petit comptoir d’édition de la NRF de devenir le premier éditeur indépendant en France. En observant de plus près l’histoire des éditions Gallimard, on constate que dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, ses grandes collections sont établies et ses grands auteurs classiques publiés. Il s’agit donc d’une période charnière pour l’éditeur, mais également pour le paysage littéraire français. Nous effectuerons donc un survol historique des éditions Gallimard, de 1909 à 1945.

Du comptoir aux éditions

L’histoire des éditions Gallimard débute avec la Nouvelle Revue Française, dont le premier numéro officiel paraît en 1909 après un premier numéro avorté en 1908 pour cause de mésententes éditoriales. Fondée par Charles-Louis Philippe, avec entre autres Jean Schlumberger et André Gide, la revue propose surtout de la critique littéraire, mais fait également paraître des extraits de romans, des nouvelles, des poèmes, etc. Elle occupe un rôle social et littéraire de premier plan. Elle publiera notamment les premiers textes de Jean-Paul Sartre, mais sera aussi le lieu de consécration de plusieurs grands auteurs. Mais comme le soulignent Cerisier et Foucher, les « fondateurs de la Nouvelle Revue Française ont très tôt pensé que leur revue de littérature et de critique devait servir de socle à d’autres activités et, en premier lieu, à l’édition de livres – ne serait-ce que pour publier leurs propres ouvrages selon leurs goûts » (Cerisier et Foucher, 2011, 12).

En effet, dès 1910, Paul Claudel écrivait à André Gide, qui parlait déjà d’une idée de maison d’édition où ne seraient publiés que des ouvrages d’une grande rigueur intellectuelle : « Je suis très intéressé par vos projets de maison d’édition et j’espère qu’il en sortira quelque chose. Toute la question est de savoir si une entreprise commerciale peut vivre en n’éditant que des ouvrages excellents de forme et de fond… » (Cerisier, 2011, 13) Ces préoccupations commerciales intéressaient peu André Gide, qui n’avait de yeux que pour la grande et transcendante Littérature, « L » majuscule en emphase. En 1911, Gide et son collègue Schlumberger décident finalement de mettre le projet à exécution, et fondent ainsi le comptoir d’édition de la Nouvelle Revue Française, qui publiera surtout des romans dont les extraits sont parus dans la revue. Les deux partenaires sont près à assumer les coûts du projet, mais décident d’en confier la gestion à un tiers (Site Gallimard, 2012, Un siècle NRF).

C’est ici qu’entre en scène le grand manitou, Gaston Gallimard, né le 18 janvier 1881.  Issu d’une famille mi-bourgeoise, mi-artiste, son père, bibliophile et collectionneur de tableaux, est un intime des Goncourt, des Renoir, des Monet, des Rodin, des Zola… Roger Grenier raconte : « Gaston Gallimard, ayant connu dès l’enfance un monde d’artistes, et ayant vécu très vieux,  était de ces hommes qui vous font faire des remontées dans le temps à donner le vertige. Je me souviens qu’il me confiait un jour : « Mon père m’a dit que Cattule Mendès lui avait raconté : "Un soir que j’avais ramené Baudelaire coucher à la maison…" » (Grenier, 2011, 76)  Mais Gallimard, élevé sur la rive droite de la Seine, associée à une littérature facile, aux théâtres populaires, aux cafés et aux restaurants, ne semblait pas avoir une place acquise auprès de Gide et sa NRF, très « rive gauche », celle de la Sorbonne et des intellectuels. Gide avait rencontré Gallimard pour la première fois en 1906 et avait tout de suite apprécié cet enthousiaste bibliophile. C’est le 16 octobre 1910, lors d’une cérémonie du souvenir, que Gaston Gallimard se fait proposer par Jean Schlumberger de se joindre à la NRF pour gérer son comptoir d’édition (Cerisier, 2011, 16).

La signature de l’acte qui donne officiellement naissance aux Éditions de la NRF a lieu le 31 mai 1911. Gallimard est très impliqué et « signe les contrats, négocie avec les imprimeurs, visite les librairies… et contribue largement au financement de l’entreprise » (Site Gallimard, 2012, Un siècle NRF). En réalité, Gide, Schlumberger et Gallimard contribuent chacun 3000 francs. Roger Grenier croit que les raisons de Gide pour choisir Gallimard ne sont pas que nobles : « Assez fortuné pour contribuer à l’apport du capital et assez désintéressé pour n’escompter de profit qu’à long terme, assez avisé pour conduire une affaire et assez épris de littérature pour placer la qualité avant la rentabilité, assez compétent pour s’imposer et assez docile pour exécuter les directives du groupe, c’est à dire de Gide. » (Grenier, 2011, 76) Gaston gère bien le comptoir, mais le déficit augmente de plus en plus. La maison s’agrandit quand même et s’installe rue Madame en septembre 1912 (Cerisier, 2011, 22).

Proust, le Vieux-Colombier et la Grande Guerre

Progressivement, le catalogue des Éditions de la NRF prend du coffre. Les années suivantes verront paraître les œuvres de Gide, bien entendu, mais également de Claudel, Larbaud, Bloch… Mais vers la fin de 1912, les Éditions laissent échapper un gros morceau : Marcel Proust, ami de Gaston Gallimard depuis plusieurs années, voit son manuscrit « Du côté de chez Swann » (première partie de sa célèbre « Recherche du temps perdu ») refusé par l’équipe NRF. Jacques Rivière, directeur de la revue et membre du comité de lecture des Éditions, prétend que l’auteur est un mondain et que ses préoccupations sont trop éloignées de celles de la NRF (Gallimard, 2012, Un siècle NRF). Frustré et humilié, Proust se tourne vers l’éditeur Grasset qui accepte de le publier à compte d’auteur. Fin 1913, l’œuvre paraît finalement.

L’équipe des Éditions de la NRF réalise aussitôt son erreur. Gide, Gallimard et Rivière se lancent dans une campagne de séduction pour tenter de convaincre Proust de changer d’éditeur. Par orgueil, il affiche quelques réticences, mais son cœur a toujours été à la NRF. Ainsi, il accepte de continuer la publication de son œuvre avec eux. Grasset, loin d’être dupe, flaire sa perte et refuse d’abord de céder les droits à Gallimard. Ce dernier finit quand même par l’avoir à l’usure, récupère les droits des œuvres futures et rachète même tous les exemplaires du « Côté de chez Swann » pour remplacer les reliures Grasset par des reliures NRF. Des années plus tard, en 1919, le second volume de la Recherche, « À l’ombre des jeunes filles en fleur », reçoit le prix Goncourt, une première pour une œuvre éditée par Gallimard (Cerisier, 2011, 25).

En 1913, l’équipe de la NRF se lance dans un projet de théâtre où seront joués surtout les grands classiques, laissant peu de place à l’avant-garde. Baptisé le « Vieux-Colombier », comme la rue qui l’abrite, ce sera l’occasion pour Gallimard de varier ses activités. Cerisier et Foucher écrivent : « En huit mois, la troupe monte quinze pièces, d’abord dans une relative indifférence jusqu’à l’accueil enthousiaste qui est réservé à La Nuit des rois de Shakespeare en mai 1914. »  (2011, 17) Cette troupe aura plus tard une importance capitale dans la vie professionnelle de Gaston Gallimard. Le 10 janvier 1914, Claude Gallimard voit le jour. Il sera fils unique.

Lorsque la guerre éclate en 1914, Gaston Gallimard est terrorisé à l’idée d’aller se battre au front, s’il bien qu’il en tombera malade : « On le dit souffrant d’une appendicite chronique tuberculeuse, doublée de troubles psychopathiques suicidaires. » (Cerisier, 2011, 28) Ses proches, même ceux qui se battent au front, s’inquiètent beaucoup de son état. Mais peu à peu, il finit par se ressaisir, évite la mobilisation et reprend les activités des Éditions de la NRF. Il est d’abord décidé que la revue cessera complètement de paraître pendant toute la durée du conflit. Elle tombera donc en hiatus imposé jusqu’en 1919.

Au début de  la guerre, les activités du comptoir d’édition ralentissent considérablement. Seulement deux livres sont publiés entre juillet 1914 et juin 1915. Le rythme reprendra ensuite avec une quarantaine d’ouvrages publiés entre 1915 et 1918. En 1915-1916, les Éditions de la NRF publient surtout des livres sur le thème de la guerre ou de nature patriotique.  C’est en 1917-1918 que s’opère un retour vers la littérature plus large, avec notamment « La Jeune Parque » de Valéry, « Typhon » de Joseph Conrad et les œuvres de Baudelaire tombées dans le domaine public (Gallimard,  2012, La NRF et la Grande Guerre). Un problème majeur persiste cependant pendant la guerre : les difficultés matérielles. Imprimer un livre est beaucoup plus complexe qu’en temps de paix. Le prix du papier est élevé, le transport est difficile et l’imprimerie Sainte-Catherine de Bruges, avec laquelle Gallimard fait affaire depuis 1911, est occupée par les Allemands. Gallimard doit donc se tourner vers d’autres imprimeurs, mais étant un client récent et passant après les clients établis, le processus est long. Certains imprimeurs ont également des réticences, dont l’imprimeur Protat  à Mâcon qui est frileux à imprimer certains auteurs de la maison (Gallimard,  2012, La NRF et la Grande Guerre).

En 1917 Gaston Gallimard visite les États-Unis avec la troupe du Vieux-Colombier, partie faire la promotion de la culture française outre-atlantique. Il côtoie la haute société francophone et s’inspire de leurs pratiques entrepreneuriales qu’il souhaite appliquer aux Éditions. Il comprend qu’il doit signer des auteurs plus commerciaux pour pouvoir se permettre de publier ceux qui le sont moins sans risquer la faillite. Il élargit donc sa politique éditoriale pour créer une « grosse affaire d’éditions très commerciales », selon ses propres mots  (Cerisier et Foucher, 2011, 22).

Après la guerre, des tensions s’installent au sein de l’équipe de la NRF et une importante restructuration des effectifs s’opère. Gide émet des réserves face aux nouveaux plans commerciaux de Gallimard et lui dit que s’il décide tout, alors c’est de son propre nom qu’il devra signer les parutions. Le 26 juillet 1919, les Éditions de la NRF sont renommées Librairie Gallimard et Jacques Rivière conserve la direction de la revue. Gide accepte de céder entièrement les Éditions à Gallimard sous prétexte qu’une entreprise d’une telle ampleur prendrait trop de son temps et affecterait sa production littéraire. Gallimard en devient  donc l’éditeur officiel, et son frère Raymond s’occupera des questions de gestion tout en assurant un soutien financier (Cerisier, 2011, 35). Le 8 mars 1919, Gaston Gallimard commence à négocier avec Verbeke l’achat de son imprimerie, et le contrat est signé le 26 mars. C’est en novembre de la même année que Gallimard repère une boutique en bas du boulevard Raspail qu’il projette de transformer en librairie générale afin de servir de vitrine à sa maison et de lieu d’expérimentation de nouvelles méthodes de vente (Cerisier et Foucher, 2011, 23).

L’entre-deux guerres : Céline, la Pléiade et autres collections

Les années d’entre-deux guerres voient la création de nombreuses collections, dont « Bibliothèque des idées », les « Essais » et « Vie des hommes illustres ». Gallimard publie également les œuvres des dadas et des surréalistes. C’est aussi pendant cette période que la Librairie édite de grands auteurs comme Albert Cohen, Joseph Kessel, Jean Cocteau et Antoine de Saint-Exupéry, contribuant ainsi largement à l’essor du roman français (Gallimard, 2012, Un siècle NRF). La maison ouvre également ses portes à la philosophie en publiant les textes de Hegel, Kierkegaard et Heidegger, en plus de faire paraître les grands textes de Freud. Le célèbre psychanalyste était d’abord lié par contrat à l’éditeur suisse Payot pour ses traductions, mais Gallimard réussit à négocier les droits de publications de deux œuvres qui paraissent en 1923 et 1925 (Cerisier, 2011, 46). Jacques Rivière meurt en 1925 et  Jean Paulhan, secrétaire de la revue depuis 1920, prend les rênes. C’est aussi une période de changement des processus commerciaux pour l’entreprise : « Au début de l’année 1926, Gaston Gallimard met au point un nouveau contrat d’édition pour ses auteurs, leur proposant un pourcentage sur les ventes (et non un fixe), ce qui est de plus en plus attendu par les écrivains. » (Cerisier et Foucher, 2011, 26)

En 1930, la Librairie Gallimard s’installe au mythique 5, rue Sébastien-Bottin. En 103 ans d’existence, 70 se dérouleront dans ces bureaux. C’est aussi la même année que les Messageries Hachette deviennent le diffuseur des livres de Gallimard. Le 31 décembre 1931 voit la création de la « Collection Succès », qui regroupe des grands titres d’auteurs contemporains pour la modique somme de 5 francs. C’est en quelque sorte l’ancêtre du livre de poche qui sera créé 20 ans plus tard (Cerisier et Foucher, 2011, 31). C’est également durant cette période que la prestigieuse collection de la Pléiade apparaît. Créée par Jacques Schiffrin, elle fait paraître en 1931 son premier livre, les « Œuvres » de Baudelaire. En 1933, la collection est en difficulté financière et Gallimard la rattrape sous le conseil de Gide en l’intégrant à ses collections, tout en laissant la responsabilité à Schiffrin. «J’ai voulu faire quelque chose de commode, de pratique ; j’ai tenu compte du fait que les appartements d’à présent imposent de faire tenir le plus de choses dans le minimum de place », expliquait Schiffrin, ajoutant qu’il avait souhaité « que ces livres fussent aussi beaux que possible ». (Cerisier et Foucher, 2011, 31)

L’année 1931 voit la création de la collection « Du Monde entier » dans laquelle seront publiés, sans étonnement, des auteurs provenant du monde entier. La maison d’édition enrichira son catalogue d’œuvres américaines et étrangères telles que celles de Faulkner, Steinbeck, Hemingway, Kafka, Nabokov et Joyce.  La Librairie Gallimard devient donc à la tête de la plus grande collection de littérature étrangère en France. En 1932, Gallimard échappera un autre grand roman, « Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline. Ce dernier écrivait d’ailleurs à l’éditeur en avril 1932, fort de sa grande modestie : « C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareil, ce moment capital de la nature humaine. » (Cerisier, 2011, 61) En définitive, la période d’entre-deux guerres permettra à la Librairie Gallimard de grossir considérablement. Entre 1920 et 1932, les effectifs de Gallimard passent de 25 à 70 salariés, mais réduiront quelque peu lorsque la distribution sera confiée aux Messageries Hachette (Cerisier, 2011, 38).

La Deuxième Guerre mondiale : crimes et châtiments

En 1940, l’armée allemande entre dans Paris. Gaston Gallimard, Jean Paulhan et onze autres membres de la NRF vont se réfugier pour l’été dans le sud de la France chez le poète Joë Bousquet, vétéran de la première Guerre qui s’est retrouvé paralysé suite à une blessure. Le 28 août 1940, la NRF est victime d’une mise en demeure qui l’oblige à fournir aux Allemands tous les ouvrages énumérés dans la liste Bernhard, qui deviendra par la suite la « Liste Otto » des livres interdits. 167 091 volumes sont saisis et plusieurs seront brûlés (Cerisier et Foucher, 2011, 37). C’est également lors de la même période que l’écrivain Drieu la Rochelle rencontre son ami Otto Abetz, ambassadeur du Reich à Paris. Ce dernier tente de convaincre l’auteur de prendre la tête de la NRF.

Le 22 octobre, conscient que sa société est menacée par une prise de contrôle des Allemands, Gaston Gallimard revient à Paris pour la défendre. Mais le 9 novembre, la maison d’édition est fermée par la police militaire, sous prétexte qu’elle est « enjuivée, maçonnique et communisante » (Grenier, 2011, 92). Il faudra attendre jusqu’au 23 novembre pour que les Allemands fassent une offre à Gaston Gallimard : « Le Sonderführer lui propose de lui adjoindre un libraire-éditeur allemand en qualité de commissaire et lui demande de céder 51% des parts de la Librairie Gallimard aux Allemands. » (Assouline, 1984, 302) Gallimard refuse de céder le capital de sa société aux Allemands et parvient, après négociation, à garder le contrôle de la Librairie, sous condition que la revue passe complètement aux mains de Drieu la Rochelle qui collabore ouvertement avec l’occupant. Gallimard accepte cette condition et les autorités allemandes lui permettent de reprendre ses activités le 2 décembre.  Jean Paulhan s’occupera quant à lui de la Pléiade, Jacques Schiffrin ayant été remercié par Gallimard, possiblement sous contrainte, parce qu’il était juif (Cerisier et Foucher, 2011, 37).

La situation demeure toutefois loin d’être idéale : « Gallimard et le Dr Rahn sont convenus que la revue serait dirigée pendant cinq ans par Drieu la Rochelle qui aurait de surcroît des pouvoirs étendus pour la totalité de l’exécution de la production spirituelle et politique de la maison. » (Assouline, 1984, 302) Drieu la Rochelle ouvrira les portes de la légendaire revue à des écrits racistes et pro-allemands, et empêchera ses grands auteurs de continuer d’y publier. La Nouvelle Revue Française perdra peu à peu toutes ses plumes et cessera définitivement de paraître en 1943.
Malgré tout, cette période verra la parution d’œuvres qui deviendront des classiques, telles que « L’Étranger » de Camus, « Les yeux d’Elsa » d’Aragon et « L’Être et le Néant » de Jean-Paul Sartre. Sans grande surprise, plusieurs ouvrages sont soumis à la censure allemande. « Le mythe de Sisyphe » d’Albert Camus, par exemple, voit un chapitre sur l’absurde chez Kafka (écrivain juif) substitué par un autre sur Dostoïevski et le suicide. Même son de cloche pour « Pilote de guerre » de Saint-Exupéry, publié en 1942, qui doit vite être retiré du marché après que les Allemands aient eu vent de rumeurs sur le passage à la dissidence de son auteur. Pendant ce temps, Sartre fait jouer « Huis Clos » et les « Mouches » dans les théâtres parisiens (Cerisier et Foucher, 2011, 41). Comme le souligne avec justesse Pierre Assouline, biographe de Gaston Gallimard, « certains écrivains  s’emploient à pousser l’idée de « contrebande littéraire » [] aux confins les plus reculés de la mauvaise foi. Sartre, parmi d’autres, justifiera ses pièces [] par le message de résistance qu’elles étaient supposées véhiculer. À condition de savoir lire entre les lignes… » (1984, 337)

Gallimard, avant tout un homme d’affaires, « calme » les occupants en faisant traduire, puis en publiant les grands classiques allemands, notamment les œuvres de Goethe qu’il ajoute à la prestigieuse collection de la Pléiade. C’est pour lui le début d’une danse sur la mince ligne qui sépare stratégie et collaboration, comme le décrit Poupart : « L’éditeur Gallimard fait traduire et publie de grands classiques allemands […], met en avant des écrivains allemands contemporains […] et organise aussi des concerts au Conservatoire et à la galerie Charpentier, où sont jouées les œuvres des grands compositeurs allemands, et il y invite régulièrement Gerhard Heller, chef nazi de la propagande, et l’ambassadeur Otto Abetz. » (Poupart, 2009, 20) Gallimard n’est quand même pas celui qui « collabore » le plus. Certains de ses compétiteurs, comme Denoël qui publie les pamphlets antisémites de Céline ou Grasset qui somme les éditeurs à collaborer même avant qu’ils n’y soient contraints, poussent davantage la note. Ce dernier fut d’ailleurs le premier à contacter volontairement les autorités allemandes afin de négocier. Il s’est même vanter sans gêne de profiter des retombées économiques de la guerre (Poupart, 2009, 37).

Gaston Gallimard n’est pas étranger à ce type d’opportunisme. Quand les éditeurs juifs Nathan, Calmann-Lévy et Ferenczi sont contraints de donner leurs maisons, Denoël et Grasset, mais aussi Gallimard s’empressent de tenter de racheter leurs catalogues, et Gallimard fait valoir le caractère aryen de son entreprise (Poupart, 2009, 25). Gallimard s’appuiera fortement sur la collection de la Pléiade pour équilibrer son chiffre d’affaires, surtout pour une raison d’ordre matériel : il possédait de grandes réserves de papier bible. Il y publiera en 1941 Chénier, Platon, Courier, Péguy, Brice Parain et le théatre de Goethe. Toutefois, en 1943, le problème de trouver du cuir pour les reliures se pose. On se tourne vers du similicuir de faible qualité (Cerisier et Foucher, 2011, 42). Le chiffre d’affaires de la Librairie Gallimard passe de 16 à 44 millions de francs entre 1939 et 1944 (Cerisier et Foucher, 2011, 41).
C’est encore Assouline qui décrit le mieux l’état d’esprit des écrivains et éditeurs français pendant l’occupation : « Dans le monde des lettres, des revues et de la presse littéraire, le principe cartésien par excellence a été adapté : je signe, donc j’existe. Il s’agit avant tout de paraître, dans les deux sens du terme. Ce sentiment est si fort qu’il dépasse les contingences les plus exigeantes telles que la guerre. » (1984, 334) À la Libération, la Nouvelle Revue Française est interdite par le comité d’épuration. Une scission s’opère chez les auteurs. Sartre crée la revue des « Temps modernes » et Jean Paulhan les « Cahiers de la Pléiade » qui publient entre autres Louis-Ferdinand Céline, qui est pour le moins impopulaire et qui sera plus tard accusé de collaboration. La Libération amène des débats sur le comportement des éditeurs français en temps de guerre : « Les 140 éditeurs signataires  de la liste Otto et de la convention de censure auraient pu au moins attendre que la collaboration Vichy-Berlin soit officialisée pour obéir à l’occupant… » (Assouline, 1984, 394)

Gaston Gallimard observe les débats de loin, sinon de haut; il considère n’avoir fait que son travail, n’éprouve aucune culpabilité et n’a pas le sentiment d’avoir joué le jeu des occupants : « À la différence de Bernard Grasset, il n’a pas, lui, publié de livres de propagande. Dans son esprit, la question ne doit même pas être posée et il est ulcéré qu’on veuille l’épurer […] » (Assouline, 1984, 396). Dans le Comité d’épuration, Vercors veut surtout punir Gallimard et abattre Grasset. Mais pour le Comité, les deux maisons ne sont pas égales en culpabilité : Gaston Gallimard mérite selon eux de prendre sa retraite « anticipée » et la Nouvelle Revue Française doit cesser de paraître. Grasset, qui avait collaboré sans retenue et avait publié des livres pro-allemands, méritait quant à lui un procès et un châtiment exemplaires (Assouline, 1984, 401).

Après maintes délibérations et rebondissements, le comité statue que le dossier de Gallimard peut être classé et qu’aucune sanction ne sera imposée. Par contre, la Nouvelle Revue Française, outil de collaboration, devra cesser définitivement de paraître. Paulhan et Gaston Gallimard appuient cette décision et ce dernier s’affère même à accuser la revue de tous les torts pour détourner les regards de sa maison. Ce sera une période funeste pour les grands éditeurs français…

Drieu la Rochelle se suicide en 1945.

Grasset est destitué et condamné à l’indignation nationale. Cette dernière signifie « la perte des droits civiques fondamentaux, tels que le droit de vote, le droit de travailler dans la fonction publique ou encore celui de détenir une entreprise commerciale. » (Poupart, 2009, 38)

Robert Denoël meurt dans des circonstances étranges, après quoi Gallimard s’empressera de racheter 90% des parts de la maison à sa veuve (Poupart, 2009, 25).



BIBLIOGRAPHIE

ASSOULINE, Pierre. Gaston Gallimard. Un demi-siècle d’édition française, Paris, Balland – Éditions du Seuil, coll. Points – Biographie, [1984] 2001, 534 p.

CERISIER, Alban. Gallimard. Un éditeur à l’œuvre, Paris, Gallimard, coll. Découvertes Gallimard, 2011, 176 p.

CERISIER, Alban et FOUCHER, Pascal. « Un siècle d’édition ». In Gallimard. Un siècle d’édition. 1911-2011, Paris, Gallimard, 2011, 391 p.

GALLIMARD. Un siècle NRF [en ligne]. http://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/La-maison-d-edition [consulté le 24 avril 2014].

GALLIMARD. La maison d’édition [en ligne]. http://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/La-maison-d-edition [consulté le 24 avril 2014].

GALLIMARD. La NRF et la Grande Guerre [en ligne]. http://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/Entretiens-et-documents/Document-La-NRF-et-la-Grande-Guerre [consulté le 25 avril 2014].

GRENIER, Roger. « Les mille et un lieux de Gallimard ». In 5, rue Sébastien-Bottin, Paris, Gallimard, 2011, 117 p.

POUPART, Jean-François. Gallimard chez les nazis, Montréal, Poètes de brousse, coll. Essai libre, 2009, 62 p.

mercredi 14 août 2013

Littérature: "Un château en forêt" de Norman Mailer




Norman Mailer entrevoyait une trilogie sur la vie d'Adolf Hitler, rédigée par un démon sous le joug duquel le petit Adolf s'est développé pour devenir le Hitler que l'on connaît. Malheureusement, il est mort peu après avoir terminé l'écriture de la première partie, Un château en forêt. Heureusement, le roman peut être lu et apprécié à part entière sans même savoir que deux ouvrages devaient lui succéder. En fait, non seulement j'ai apprécié ce livre, mais je l'ai adoré.


L'idée de base pouvait si facilement glisser dans la facilité que c'est en soi un tour-de-force de l'avoir menée à terme. Mailer construit sa propre vision de l'enfance de Hitler en mélangeant le fait à l'invention sans jamais se soucier de la validité historique de ce qu'il avance. J'ai trouvé l'entreprise intéressante. L'ambiance est malsaine, les personnages sont extrêmement "réels" et leurs personnalités sont très bien campées. Autre point positif, le démon qui sert de narrateur explique les "coulisses" de son travail et on ne tombe jamais dans le trop-plein de facilités surnaturelles. C'est même surprenant que le roman nous laisse malgré tout une forte impression de réalisme.

Cinéma: "The Virgin Spring" de Ingmar Bergman



Après que Gaspar Noé et autres émules aient, par leurs exercices de provocations, désensibilisé le spectateur moderne, il est difficile de choquer qui que ce soit en montrant la profanation d'un corps féminin. Mais hors de toute attente, on retrouve dans ce film de Bergman réalisé en 1960 l'une des scènes de viol les plus réalistes et dérangeantes, et ce sans qu'elle ne soit en aucune façon graphique. 
Pendant le tiers du film, le spectateur regarde une famille de paysans vaquer à leurs petites occupations, est témoin de quelques joutes verbales sympathiques, puis se fait présenter Karin, fille unique de la famille, que l'on envoie, en sa qualité de vierge, traverser la forêt pour porter des chandelles à l'église. Mais évidemment, ce qui devait n'être qu'un voyage rapide tourne au cauchemar... 



Adapté d'une ballade suédoise du 13ième siècle, "The Virgin Spring" forme, avec "The Seventh Seal" et "The Magician", une sorte de trilogie médiévale dans le corpus bergmanien. On y retrouve les thèmes chers au réalisateur, notamment son questionnement sur l'existence de Dieu, sur la foi ébranlée par son silence éternel, mais aussi sur la place de la vengeance dans le coeur de l'homme, sur la part de bien et de mal présente en chacun. Si le tout peut sembler banal à l'écrit, la réalisation lente et paisible de Bergman confère au film un réalisme vraiment coup de poing, d'autant plus qu'il explore la question sous plusieurs angles, en prenant soin de ne pas faire de son film une banale histoire de vengeance. Les extérieurs sont splendides et Max von Sydow livre encore une fois une performance mémorable. Un tantinet fastidieux, mais somme toute une oeuvre géniale.

mardi 2 juillet 2013

Cinéma: "While the City Sleeps" de Fritz Lang



Dans cette première partie du diptyque final de Lang en sol américain, trois journalistes se battent pour l'obtention d'un poste de chef éditorialiste en tentant de s'arracher des scoops sur une série de meurtres en cours. Pendant ce temps, un quatrième journaliste, qui refuse quant à lui de participer à la compétition, déchiffre peu à peu en solo le mystère de l'identité du meurtrier, alors qu'il essaie de jongler entre les jeux de pouvoir et sa jeune et jolie fiancée. Ouf! Voilà un scénario qui a du mal à trouver son point central. On passe d'une intrigue à une autre sans trop de fil conducteur, sans trop savoir laquelle est la plus importante et quels sont les enjeux réels. Lang ici ne semble pas tout à fait maître de son matériel. Il y a énormément de filons laissés pendants et les ficelles sont parfois immenses (deux personnages importants habitent dans le même édifice, l'un en face de l'autre, et ce sans jamais paraître s'en apercevoir).

L'intrigue avec le meurtrier est en soi assez risible, en particulier la scène où le personnage de Dana Andrews déballe toute sa psychologie en direct à la télévision. Sans parler du petit côté Norman Bates qui est lancé à la sauvette sans jamais être développé... Mais bon, si mon opinion paraît essentiellement négative, c'est bien parce que mes attentes étaient élevées. Lang était épaulé par une superbe distribution: Dana Andrews, Rhonda Fleming, Ida Lupino, George Sanders, John Barrymore Jr, et j'en passe. Il est donc clair qu'au niveau du jeu, c'est à peu de choses près impeccable. La performance de Barrymore manque un peu de subtilité, mais quelque chose dans sa physionomie fait de lui un maniaque plutôt convaincant malgré tout.



On peut se demander ce qui s'est passé pour que Lang ne déploie pas toute sa force avec un scénario au potentiel incroyable. Encore des exigences de producteurs? Cette fois-ci, j'en doute. Une épuration et une dernière mise au propre auraient été de mise avant de tourner. Mais qu'on se le tienne pour dit: le film, dans l'ensemble, est assez bon. Il n'est pas toujours des plus crédibles, mais il est divertissant. Certains moments forts de réalisation rappellent même "M le maudit". Mais en définitive, l'oeuvre souffre d'un scénario décousu qui aurait gagné à être revu une dernière fois.

lundi 1 juillet 2013

Littérature: "Portrait de groupe avec dame" de Heinrich Böll


      


Portrait de groupe avec dame, dix-neuvième œuvre publiée de l’écrivain allemand Heinrich Böll, qui se verra décerné l’année suivant sa publication le prix Nobel de littérature, intéresse tant par la multitude des déconcertants personnages qui la composent que par sa structure singulière et finement échafaudée. Véritable fresque au caractère quasi-épique, le roman de Böll se présente à peu de choses près comme l’hagiographie d’une sainte du petit monde, Léni Gruyten, dont la moindre des actions semble influer de manière drastique sur la vie des gens qui l’entourent. Personnage central de l’œuvre, elle est également le point de départ d’une foule d’intrigues secondaires qui au final occupent une importante partie du roman. 

En ce sens, le titre est d’une grande justesse; car bien que le roman se construise comme un recueil de témoignages sur la vie et la personne de Léni, il s’agit véritablement d’un vaste tableau de société de l’Allemagne de la fin de la première à la fin de la seconde Grande Guerre. Lotte Hoyser, Pelzer, le père Gruyten, Margret et Boris sont par le fait tout aussi intéressants que Léni, qui n’est en quelque sorte qu’un prétexte à l’intégration de différents avatars de l’époque, de différentes possibilités d’existence, de différentes personnalités hautes en couleurs. 

Mais toujours la dame semble en retrait du portrait, toujours elle paraît vouée à se distinguer de la masse, à se démarquer par son incompatibilité, par son utilisation d’une « voiture terrestre et de chevaux non terrestres », comme le dit la célèbre phrase de Kafka qui lui est si chère. L’intérêt obsessif du narrateur anonyme envers cette femme aussi mystérieuse que pathétique a tôt fait de s’emparer du lecteur qui rencontre au fil des entrevues une légion d’individus qui en ont souvent long à dire. 



Mais pourquoi vouloir à tout prix tout savoir sur cette impénétrable Léni? Cette question en apparence primordiale ne trouve pas de réponse définitive, si tant est qu’elle soit réellement pertinente. Ne prend-t-on pas égal plaisir à en apprendre sur les études fécales de l’insaisissable sœur Rachel qu’à l’énumération des amusantes images qui décorent l’appartement de Léni? Ne s’intéresse-t-on pas d’égale mesure au sort de Boris qu’à celui de sa belle? C’est tout le génie de l’écriture de Böll : il arrive à faire des digressions un moment de pur plaisir, à connecter les fragments en apparence disparates pour recréer une histoire dont le sens nous apparaît soudain, telle la vision de la Vierge-Marie dans le téléviseur de Léni! La structure de l’œuvre ne peut qu’impressionner. 

La charpente en zigzag aurait aisément pu s’écrouler si la main de maître de l’auteur et son flair pour les monologues vivants n’étaient venus la solidifier. Au fil de l’enquête que mène le narrateur, le lecteur fait la connaissance d’individus qu’on croirait de chair et d’os tant Böll leur a insufflé à chacun une vie propre, une individualité presque palpable. Malheureusement, tous les personnages ne sont pas d’égal intérêt pour le lecteur qui peut parfois se trouver indisposé par le souci du détail de l’auteur qui expose de long et en large leurs actions. 

Cette technique d’écriture la plupart du temps fort passionnante donne aussi lieu à quelques longueurs qui alourdissent la lecture. Ce n’est cependant pas suffisant pour décourager le lecteur sérieux, mais la structure narrative de l’œuvre peut en effaroucher quelques-uns. Il n’en demeure pas moins que Portrait de groupe avec dame est un roman de haute précision psychologique, subtil et élégant, qui atteint sa cible plus qu’il ne la rate.

mardi 25 décembre 2012

Littérature: Les Bienveillantes de Jonathan Littell



Le genre de livre que l'on croit abandonner dans les deux cent premières pages, qui demande un véritable travail de lecture, qui est parfois lourd, désagréable, foisonnant de détails en apparence inutiles... Tous les grades allemands sont donnés tels quels, alors facile de se perdre dans les Stabsgefreiter, les Unterfeldwebel et les Obersturmbannführer. Beaucoup de passages d'un ennui mortel sur les déplacements du personnage, beaucoup de diarrhées, on n'a l'impression de ne jamais en finir.

Mais...

Quel chef-d'oeuvre. C'est à peu près impossible de le nier. Au travers des lourdeurs se trouvent des passages sublimes, des images puissantes et des situations qui restent gravées dans la mémoire. Les sections entièrement fictives du roman, qui décrivent par exemple la vie incestueuse du protagoniste, ses névroses profondes, sa vie de famille, c'est du bonbon. Certaines intrigues paraissent moyennement plausibles mais demeurent accrocheuses. Plein de personnages hauts en couleurs, des idées originales s'entrechoquent à des lieux communs sur le régime nazi. La dernière scène est sublime, et le titre y prend tout son sens.

Ça fait du bien de voir qu'on publie encore des livres d'une telle envergure. 

samedi 17 novembre 2012

Littérature: "Jakob le menteur" de Jurek Becker


     

     Jurek Becker publie Jakob le menteur vingt-quatre ans après la fin de la Seconde Guerre. Ayant grandi dans un ghetto similaire à celui qu’il dépeint et ayant survécu aux camps de concentration de Ravensbrück et Sachsenhausen, l’auteur alors âgé de trente-deux ans dispose à la fois du recul que l’on suppose nécessaire pour raconter ce genre d’expérience torturante et de la sagesse requise pour s’exécuter avec raffinement. Jakob le menteur sert donc de témoignage d’une empreinte. L’empreinte laissée sur un homme, sur une nation entière, celle qui marquera à jamais le visage de l’humanité. Jakob, ce Juif  banal qui peu à peu devient malgré lui l’homme le plus important du ghetto, ce pourvoyeur de la dernière lueur à percer la toile noire de la mort, se voit rapidement enseveli par l’enchevêtrement de ses mensonges. Où sont les Russes sensés venir délivrer le peuple souffrant? Pourquoi les départs de convois se font de plus en plus fréquents? Pourtant, le poste de radio n’avait que de bonnes nouvelles à offrir… 

     Raconté après-coup par un Juif qui tient l’histoire de Jakob de première main, le récit nous plonge dans un univers où le drôle et le tragique se côtoient avec élégance. Le narrateur se permet d’inventer les fragments manquants de son histoire, d’éclaircir de son imagination les zones grises, d’interviewer certains individus clés et même de proposer une fin alternative qu’il reconnaît d’emblée comme étant pure fiction. L’approche de Jurek Becker n’est jamais moralisatrice, jamais même réellement dramatique ou tout à fait sombre. Visiblement peu désireux de blâmer ou pointer du doigt, l’auteur ne se gêne pas de montrer que même dans les pires circonstances, la vie continue. Que même dans un ghetto, on a besoin de rire, de se cajoler, de s’aimer et de se quereller. Que même lorsque tout tend à vous déshumaniser, vous demeurez toujours un homme à part entière.



     Jakob Heym n’a pas de poste de radio. C’est pourtant ce qu’il doit faire croire pour qu’on accepte de tenir pour légitime cette information première qu’il détient de sa visite dans les bureaux des Allemands : les Russes sont à vingt kilomètres de Bezanika, ce qui les place à moins de cinq cent kilomètres du ghetto. Coupable uniquement d’avoir voulu partager cet espoir avec ses compagnons de misère, il se voit forcé de transmettre de fausses nouvelles, de résumer ce qu’il entend chaque jour dans ce poste qui n’existe que dans l’imaginaire collectif. Ce récit d’espérance à l’humour subtil nous transporte au cœur d’une foule de péripéties tragi-comiques qui laissent un goût amer dans la bouche. Parmi celles-ci, un Juif se fait abattre devant son frère pour avoir semé un peu du rêve de Jakob à ses compatriotes enfermés dans un wagon, un docteur Juif s’empoisonne en présence de notables nazis afin d’éviter de devoir sauver la vie d’un Allemand de haut rang, Jakob s’improvise poste de radio humain pour une jeune orpheline qu’il se propose d’adopter, puis Kowalski, le meilleur ami de Jakob, connaît une triste fin lorsque ses illusions s’évaporent définitivement.

     Œuvre d’une intensité dramatique étonnante, Jakob le menteur impressionne par la justesse du ton emprunté et l’authenticité de son contenu qui évite le piège du scabreux, mais laisse dans l’esprit du lecteur sa marque indélébile, celle d’une Histoire meurtrie qui s’est d’abord construite sur les drames personnels d’hommes banals tels que Jakob Heym.