On
attribue généralement à Otto Abetz, ambassadeur de l’Allemagne à Paris pendant
la Seconde Guerre mondiale, cette phrase désormais illustre : « Il y
a trois puissances en France : le communisme, les grandes banques et la
NRF. » (Assouline, 1984, 301) S’il paraît presque comique de retrouver les
éditions de Gaston Gallimard dans cette liste des puissants, il n’en demeure
pas moins que les Nazis avaient vu juste. Déjà, à l’époque de la Deuxième
Guerre, ce qui portait à l’époque le nom de Librairie Gallimard est un
incontournable des paysages culturel et politique en France. On y publie les
Gide, les Malraux, les Camus, les Proust. C’est la zone de ferment des grandes
réflexions, et donc, pour l’occupant, des grandes dissidences.
Pour
comprendre l’importance des éditions Gallimard dans la littérature classique et
contemporaine, il suffit d’un petit exercice : levez-vous, allez à votre
bibliothèque, et retirez tous les ouvrages édités par Gallimard ou l’une de ses
filiales. Il y a fort à parier que vous vous retrouverez avec des étagères fort
dégarnies. Si Gallimard est aujourd’hui propriétaire de douze filiales
d’édition, assurant la publication de 30 000 titres répartis en 240 collections
(Gallimard, 2012, La maison d’édition), ses débuts demeurent modestes. C’est à
la fois le génie de ses auteurs et la capacité de Gaston Gallimard à les
rapatrier sous une même bannière qui permirent au petit comptoir d’édition de
la NRF de devenir le premier éditeur indépendant en France. En observant de
plus près l’histoire des éditions Gallimard, on constate que dès la fin de la
Seconde Guerre mondiale, ses grandes collections sont établies et ses grands
auteurs classiques publiés. Il s’agit donc d’une période charnière pour
l’éditeur, mais également pour le paysage littéraire français. Nous
effectuerons donc un survol historique des éditions Gallimard, de 1909 à 1945.
Du comptoir aux éditions
L’histoire des éditions Gallimard débute avec la
Nouvelle Revue Française, dont le premier numéro officiel paraît en 1909 après
un premier numéro avorté en 1908 pour cause de mésententes éditoriales. Fondée
par Charles-Louis Philippe, avec entre autres Jean Schlumberger et André Gide,
la revue propose surtout de la critique littéraire, mais fait également
paraître des extraits de romans, des nouvelles, des poèmes, etc. Elle occupe un
rôle social et littéraire de premier plan. Elle publiera notamment les premiers
textes de Jean-Paul Sartre, mais sera aussi le lieu de consécration de
plusieurs grands auteurs. Mais comme le soulignent Cerisier et Foucher, les « fondateurs
de la Nouvelle Revue Française ont très tôt pensé que leur revue de littérature
et de critique devait servir de socle à d’autres activités et, en premier lieu,
à l’édition de livres – ne serait-ce que pour publier leurs propres ouvrages
selon leurs goûts » (Cerisier et Foucher, 2011, 12).
En effet, dès 1910, Paul Claudel écrivait à André
Gide, qui parlait déjà d’une idée de maison d’édition où ne seraient publiés
que des ouvrages d’une grande rigueur intellectuelle : « Je suis très
intéressé par vos projets de maison d’édition et j’espère qu’il en sortira
quelque chose. Toute la question est de savoir si une entreprise commerciale
peut vivre en n’éditant que des ouvrages excellents de forme et de fond… »
(Cerisier, 2011, 13) Ces préoccupations commerciales intéressaient peu André
Gide, qui n’avait de yeux que pour la grande et transcendante Littérature,
« L » majuscule en emphase. En 1911, Gide et son collègue
Schlumberger décident finalement de mettre le projet à exécution, et fondent
ainsi le comptoir d’édition de la Nouvelle Revue Française, qui publiera
surtout des romans dont les extraits sont parus dans la revue. Les deux
partenaires sont près à assumer les coûts du projet, mais décident d’en confier
la gestion à un tiers (Site Gallimard, 2012, Un siècle NRF).
C’est ici qu’entre en scène le grand manitou, Gaston
Gallimard, né le 18 janvier 1881. Issu
d’une famille mi-bourgeoise, mi-artiste, son père, bibliophile et
collectionneur de tableaux, est un intime des Goncourt, des Renoir, des Monet,
des Rodin, des Zola… Roger Grenier raconte : « Gaston Gallimard,
ayant connu dès l’enfance un monde d’artistes, et ayant vécu très vieux, était de ces hommes qui vous font faire des
remontées dans le temps à donner le vertige. Je me souviens qu’il me confiait
un jour : « Mon père m’a dit que Cattule Mendès lui avait raconté :
"Un soir que j’avais ramené
Baudelaire coucher à la maison…" » (Grenier, 2011, 76) Mais Gallimard, élevé sur la rive droite de
la Seine, associée à une littérature facile, aux théâtres populaires, aux cafés
et aux restaurants, ne semblait pas avoir une place acquise auprès de Gide et
sa NRF, très « rive gauche », celle de la Sorbonne et des
intellectuels. Gide avait rencontré Gallimard pour la première fois en
1906 et avait tout de suite apprécié cet enthousiaste bibliophile. C’est le 16
octobre 1910, lors d’une cérémonie du souvenir, que Gaston Gallimard se fait
proposer par Jean Schlumberger de se joindre à la NRF pour gérer son comptoir
d’édition (Cerisier, 2011, 16).
La signature de l’acte qui donne officiellement
naissance aux Éditions de la NRF a lieu le 31 mai 1911. Gallimard est très
impliqué et « signe les contrats, négocie avec les imprimeurs, visite les
librairies… et contribue largement au financement de l’entreprise » (Site
Gallimard, 2012, Un siècle NRF). En réalité, Gide, Schlumberger et Gallimard
contribuent chacun 3000 francs. Roger Grenier croit que les raisons de Gide
pour choisir Gallimard ne sont pas que nobles : « Assez fortuné pour
contribuer à l’apport du capital et assez désintéressé pour n’escompter de
profit qu’à long terme, assez avisé pour conduire une affaire et assez épris de
littérature pour placer la qualité avant la rentabilité, assez compétent pour
s’imposer et assez docile pour exécuter les directives du groupe, c’est à dire
de Gide. » (Grenier, 2011, 76) Gaston gère bien le comptoir, mais le
déficit augmente de plus en plus. La maison s’agrandit quand même et s’installe
rue Madame en septembre 1912 (Cerisier, 2011, 22).
Proust, le Vieux-Colombier et la Grande Guerre
Progressivement,
le catalogue des Éditions de la NRF prend du coffre. Les années suivantes
verront paraître les œuvres de Gide, bien entendu, mais également de Claudel,
Larbaud, Bloch… Mais vers la fin de 1912, les Éditions laissent échapper un
gros morceau : Marcel Proust, ami de Gaston Gallimard depuis plusieurs
années, voit son manuscrit « Du côté de chez Swann » (première partie
de sa célèbre « Recherche du temps perdu ») refusé par l’équipe NRF.
Jacques Rivière, directeur de la revue et membre du comité de lecture des
Éditions, prétend que l’auteur est un mondain et que ses préoccupations sont
trop éloignées de celles de la NRF (Gallimard, 2012, Un siècle NRF). Frustré et
humilié, Proust se tourne vers l’éditeur Grasset qui accepte de le publier à
compte d’auteur. Fin 1913, l’œuvre paraît finalement.
L’équipe
des Éditions de la NRF réalise aussitôt son erreur. Gide, Gallimard et Rivière
se lancent dans une campagne de séduction pour tenter de convaincre Proust de
changer d’éditeur. Par orgueil, il affiche quelques réticences, mais son cœur a
toujours été à la NRF. Ainsi, il accepte de continuer la publication de son
œuvre avec eux. Grasset, loin d’être dupe, flaire sa perte et refuse d’abord de
céder les droits à Gallimard. Ce dernier finit quand même par l’avoir à
l’usure, récupère les droits des œuvres futures et rachète même tous les exemplaires
du « Côté de chez Swann » pour remplacer les reliures Grasset par des
reliures NRF. Des années plus tard, en 1919, le second volume de la Recherche,
« À l’ombre des jeunes filles en fleur », reçoit le prix Goncourt,
une première pour une œuvre éditée par Gallimard (Cerisier, 2011, 25).
En 1913, l’équipe de la NRF se lance dans un projet de
théâtre où seront joués surtout les grands classiques, laissant peu de place à
l’avant-garde. Baptisé le « Vieux-Colombier », comme la rue qui
l’abrite, ce sera l’occasion pour Gallimard de varier ses activités. Cerisier
et Foucher écrivent : « En huit mois, la troupe monte quinze pièces,
d’abord dans une relative indifférence jusqu’à l’accueil enthousiaste qui est
réservé à La Nuit des rois de
Shakespeare en mai 1914. » (2011,
17) Cette troupe aura plus tard une importance capitale dans la vie
professionnelle de Gaston Gallimard. Le 10 janvier 1914, Claude Gallimard voit
le jour. Il sera fils unique.
Lorsque la guerre éclate en 1914, Gaston Gallimard est
terrorisé à l’idée d’aller se battre au front, s’il bien qu’il en tombera
malade : « On le dit souffrant d’une appendicite chronique
tuberculeuse, doublée de troubles psychopathiques suicidaires. » (Cerisier,
2011, 28) Ses proches, même ceux qui se battent au front, s’inquiètent beaucoup
de son état. Mais peu à peu, il finit par se ressaisir, évite la mobilisation
et reprend les activités des Éditions de la NRF. Il est d’abord décidé que la
revue cessera complètement de paraître pendant toute la durée du conflit. Elle
tombera donc en hiatus imposé jusqu’en 1919.
Au début de la
guerre, les activités du comptoir d’édition ralentissent considérablement.
Seulement deux livres sont publiés entre juillet 1914 et juin 1915. Le rythme
reprendra ensuite avec une quarantaine d’ouvrages publiés entre 1915 et 1918.
En 1915-1916, les Éditions de la NRF publient surtout des livres sur le thème
de la guerre ou de nature patriotique.
C’est en 1917-1918 que s’opère un retour vers la littérature plus large,
avec notamment « La Jeune Parque » de Valéry, « Typhon » de
Joseph Conrad et les œuvres de Baudelaire tombées dans le domaine public
(Gallimard, 2012, La NRF et la Grande
Guerre). Un problème majeur persiste cependant pendant la guerre : les
difficultés matérielles. Imprimer un livre est beaucoup plus complexe qu’en
temps de paix. Le prix du papier est élevé, le transport est difficile et
l’imprimerie Sainte-Catherine de Bruges, avec laquelle Gallimard fait affaire
depuis 1911, est occupée par les Allemands. Gallimard doit donc se tourner vers
d’autres imprimeurs, mais étant un client récent et passant après les clients
établis, le processus est long. Certains imprimeurs ont également des
réticences, dont l’imprimeur Protat à
Mâcon qui est frileux à imprimer certains auteurs de la maison (Gallimard, 2012, La NRF et la Grande Guerre).
En 1917 Gaston Gallimard visite les États-Unis avec la
troupe du Vieux-Colombier, partie faire la promotion de la culture française
outre-atlantique. Il côtoie la haute société francophone et s’inspire de leurs
pratiques entrepreneuriales qu’il souhaite appliquer aux Éditions. Il comprend
qu’il doit signer des auteurs plus commerciaux pour pouvoir se permettre de
publier ceux qui le sont moins sans risquer la faillite. Il élargit donc sa
politique éditoriale pour créer une « grosse affaire d’éditions très
commerciales », selon ses propres mots
(Cerisier et Foucher, 2011, 22).
Après la guerre, des tensions s’installent au sein de
l’équipe de la NRF et une importante restructuration des effectifs s’opère.
Gide émet des réserves face aux nouveaux plans commerciaux de Gallimard et lui
dit que s’il décide tout, alors c’est de son propre nom qu’il devra signer les
parutions. Le 26 juillet 1919, les Éditions de la NRF sont renommées Librairie
Gallimard et Jacques Rivière conserve la direction de la revue. Gide accepte de
céder entièrement les Éditions à Gallimard sous prétexte qu’une entreprise
d’une telle ampleur prendrait trop de son temps et affecterait sa production
littéraire. Gallimard en devient donc
l’éditeur officiel, et son frère Raymond s’occupera des questions de gestion
tout en assurant un soutien financier (Cerisier, 2011, 35). Le 8 mars 1919,
Gaston Gallimard commence à négocier avec Verbeke l’achat de son imprimerie, et
le contrat est signé le 26 mars. C’est en novembre de la même année que
Gallimard repère une boutique en bas du boulevard Raspail qu’il projette de
transformer en librairie générale afin de servir de vitrine à sa maison et de
lieu d’expérimentation de nouvelles méthodes de vente (Cerisier et Foucher,
2011, 23).
L’entre-deux guerres : Céline, la Pléiade et autres collections
Les années d’entre-deux guerres voient la création de
nombreuses collections, dont « Bibliothèque des idées », les
« Essais » et « Vie des hommes illustres ». Gallimard
publie également les œuvres des dadas et des surréalistes. C’est aussi pendant
cette période que la Librairie édite de grands auteurs comme Albert Cohen,
Joseph Kessel, Jean Cocteau et Antoine de Saint-Exupéry, contribuant ainsi
largement à l’essor du roman français (Gallimard, 2012, Un siècle NRF). La
maison ouvre également ses portes à la philosophie en publiant les textes de
Hegel, Kierkegaard et Heidegger, en plus de faire paraître les grands textes de
Freud. Le célèbre psychanalyste était d’abord lié par contrat à l’éditeur
suisse Payot pour ses traductions, mais Gallimard réussit à négocier les droits
de publications de deux œuvres qui paraissent en 1923 et 1925 (Cerisier, 2011,
46). Jacques Rivière meurt en 1925 et
Jean Paulhan, secrétaire de la revue depuis 1920, prend les rênes. C’est
aussi une période de changement des processus commerciaux pour l’entreprise :
« Au début de l’année 1926, Gaston Gallimard met au point un nouveau
contrat d’édition pour ses auteurs, leur proposant un pourcentage sur les
ventes (et non un fixe), ce qui est de plus en plus attendu par les
écrivains. » (Cerisier et Foucher, 2011, 26)
En 1930, la Librairie Gallimard s’installe au mythique
5, rue Sébastien-Bottin. En 103 ans d’existence, 70 se dérouleront dans ces
bureaux. C’est aussi la même année que les Messageries Hachette deviennent le
diffuseur des livres de Gallimard. Le 31 décembre 1931 voit la création de la
« Collection Succès », qui regroupe des grands titres d’auteurs
contemporains pour la modique somme de 5 francs. C’est en quelque sorte
l’ancêtre du livre de poche qui sera créé 20 ans plus tard (Cerisier et
Foucher, 2011, 31). C’est également durant cette période que la prestigieuse
collection de la Pléiade apparaît. Créée par Jacques Schiffrin, elle fait
paraître en 1931 son premier livre, les « Œuvres » de Baudelaire. En
1933, la collection est en difficulté financière et Gallimard la rattrape sous
le conseil de Gide en l’intégrant à ses collections, tout en laissant la
responsabilité à Schiffrin. «J’ai voulu faire quelque chose de commode, de
pratique ; j’ai tenu compte du fait que les appartements d’à présent imposent
de faire tenir le plus de choses dans le minimum de place », expliquait
Schiffrin, ajoutant qu’il avait souhaité « que ces livres fussent aussi beaux
que possible ». (Cerisier et Foucher, 2011, 31)
L’année 1931 voit la création de la collection
« Du Monde entier » dans laquelle seront publiés, sans étonnement,
des auteurs provenant du monde entier. La maison d’édition enrichira son
catalogue d’œuvres américaines et étrangères telles que celles de Faulkner,
Steinbeck, Hemingway, Kafka, Nabokov et Joyce.
La Librairie Gallimard devient donc à la tête de la plus grande
collection de littérature étrangère en France. En 1932, Gallimard échappera un
autre grand roman, « Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline.
Ce dernier écrivait d’ailleurs à l’éditeur en avril 1932, fort de sa grande
modestie : « C’est du pain pour un siècle entier de littérature.
C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’heureux éditeur qui saura
retenir cette œuvre sans pareil, ce moment capital de la nature humaine. »
(Cerisier, 2011, 61) En définitive, la période d’entre-deux guerres permettra à
la Librairie Gallimard de grossir considérablement. Entre 1920 et 1932, les
effectifs de Gallimard passent de 25 à 70 salariés, mais réduiront quelque peu
lorsque la distribution sera confiée aux Messageries Hachette (Cerisier, 2011, 38).
La Deuxième Guerre mondiale : crimes et châtiments
En 1940, l’armée allemande entre dans Paris. Gaston
Gallimard, Jean Paulhan et onze autres membres de la NRF vont se réfugier pour
l’été dans le sud de la France chez le poète Joë Bousquet, vétéran de la
première Guerre qui s’est retrouvé paralysé suite à une blessure. Le 28 août
1940, la NRF est victime d’une mise en demeure qui l’oblige à fournir aux
Allemands tous les ouvrages énumérés dans la liste Bernhard, qui deviendra par
la suite la « Liste Otto » des livres interdits. 167 091 volumes sont
saisis et plusieurs seront brûlés (Cerisier et Foucher, 2011, 37). C’est
également lors de la même période que l’écrivain Drieu la Rochelle rencontre
son ami Otto Abetz, ambassadeur du Reich à Paris. Ce dernier tente de
convaincre l’auteur de prendre la tête de la NRF.
Le 22 octobre, conscient que sa société est menacée
par une prise de contrôle des Allemands, Gaston Gallimard revient à Paris pour
la défendre. Mais le 9 novembre, la maison d’édition est fermée par la police
militaire, sous prétexte qu’elle est « enjuivée, maçonnique et
communisante » (Grenier, 2011, 92). Il faudra attendre jusqu’au 23
novembre pour que les Allemands fassent une offre à Gaston Gallimard :
« Le Sonderführer lui propose de lui adjoindre un libraire-éditeur
allemand en qualité de commissaire et lui demande de céder 51% des parts de la
Librairie Gallimard aux Allemands. » (Assouline, 1984, 302) Gallimard
refuse de céder le capital de sa société aux Allemands et parvient, après
négociation, à garder le contrôle de la Librairie, sous condition que la revue
passe complètement aux mains de Drieu la Rochelle qui collabore ouvertement
avec l’occupant. Gallimard accepte cette condition et les autorités allemandes
lui permettent de reprendre ses activités le 2 décembre. Jean Paulhan s’occupera quant à lui de la
Pléiade, Jacques Schiffrin ayant été remercié par Gallimard, possiblement sous
contrainte, parce qu’il était juif (Cerisier et Foucher, 2011, 37).
La situation demeure toutefois loin d’être
idéale : « Gallimard et le Dr Rahn sont convenus que la revue serait
dirigée pendant cinq ans par Drieu la Rochelle qui aurait de surcroît des
pouvoirs étendus pour la totalité de l’exécution de la production spirituelle
et politique de la maison. » (Assouline, 1984, 302) Drieu la Rochelle
ouvrira les portes de la légendaire revue à des écrits racistes et
pro-allemands, et empêchera ses grands auteurs de continuer d’y publier. La
Nouvelle Revue Française perdra peu à peu toutes ses plumes et cessera
définitivement de paraître en 1943.
Malgré tout, cette période verra la parution d’œuvres
qui deviendront des classiques, telles que « L’Étranger » de Camus,
« Les yeux d’Elsa » d’Aragon et « L’Être et le Néant » de
Jean-Paul Sartre. Sans grande surprise, plusieurs ouvrages sont soumis à la
censure allemande. « Le mythe de Sisyphe » d’Albert Camus, par
exemple, voit un chapitre sur l’absurde chez Kafka (écrivain juif) substitué
par un autre sur Dostoïevski et le suicide. Même son de cloche pour « Pilote
de guerre » de Saint-Exupéry, publié en 1942, qui doit vite être retiré du
marché après que les Allemands aient eu vent de rumeurs sur le passage à la
dissidence de son auteur. Pendant ce temps, Sartre fait jouer « Huis Clos »
et les « Mouches » dans les théâtres parisiens (Cerisier et Foucher,
2011, 41). Comme le souligne avec justesse Pierre Assouline, biographe de
Gaston Gallimard, « certains écrivains
s’emploient à pousser l’idée de « contrebande littéraire » […] aux
confins les plus reculés de la mauvaise foi. Sartre, parmi d’autres, justifiera
ses pièces […] par le message de résistance qu’elles étaient
supposées véhiculer. À condition de savoir lire entre les lignes… » (1984,
337)
Gallimard, avant tout un homme d’affaires,
« calme » les occupants en faisant traduire, puis en publiant les grands
classiques allemands, notamment les œuvres de Goethe qu’il ajoute à la
prestigieuse collection de la Pléiade. C’est pour lui le début d’une danse sur
la mince ligne qui sépare stratégie et collaboration, comme le décrit
Poupart : « L’éditeur Gallimard fait traduire et publie de
grands classiques allemands […], met en avant des écrivains allemands
contemporains […] et organise aussi des concerts au Conservatoire et à la
galerie Charpentier, où sont jouées les œuvres des grands compositeurs
allemands, et il y invite régulièrement Gerhard Heller, chef nazi de la
propagande, et l’ambassadeur Otto Abetz. » (Poupart, 2009, 20) Gallimard
n’est quand même pas celui qui « collabore » le plus. Certains de ses
compétiteurs, comme Denoël qui publie les pamphlets antisémites de Céline ou
Grasset qui somme les éditeurs à collaborer même avant qu’ils n’y soient
contraints, poussent davantage la note. Ce dernier fut d’ailleurs le premier à
contacter volontairement les autorités allemandes afin de négocier. Il s’est
même vanter sans gêne de profiter des retombées économiques de la guerre (Poupart,
2009, 37).
Gaston Gallimard n’est pas étranger à ce type
d’opportunisme. Quand les éditeurs juifs Nathan, Calmann-Lévy et Ferenczi
sont contraints de donner leurs maisons, Denoël et Grasset, mais aussi
Gallimard s’empressent de tenter de racheter leurs catalogues, et Gallimard
fait valoir le caractère aryen de son entreprise (Poupart, 2009, 25). Gallimard
s’appuiera fortement sur la collection de la Pléiade pour équilibrer son chiffre
d’affaires, surtout pour une raison d’ordre matériel : il possédait de
grandes réserves de papier bible. Il y publiera en 1941 Chénier, Platon,
Courier, Péguy, Brice Parain et le théatre de Goethe. Toutefois, en 1943, le
problème de trouver du cuir pour les reliures se pose. On se tourne vers du
similicuir de faible qualité (Cerisier et Foucher, 2011, 42). Le chiffre
d’affaires de la Librairie Gallimard passe de 16 à 44 millions de francs entre
1939 et 1944 (Cerisier et Foucher, 2011, 41).
C’est encore Assouline qui décrit le mieux l’état
d’esprit des écrivains et éditeurs français pendant l’occupation :
« Dans le monde des lettres, des revues et de la presse littéraire, le
principe cartésien par excellence a été adapté : je signe, donc j’existe.
Il s’agit avant tout de paraître, dans les deux sens du terme. Ce sentiment est
si fort qu’il dépasse les contingences les plus exigeantes telles que la
guerre. » (1984, 334) À la Libération, la Nouvelle Revue Française est
interdite par le comité d’épuration. Une scission s’opère chez les auteurs.
Sartre crée la revue des « Temps modernes » et Jean Paulhan les
« Cahiers de la Pléiade » qui publient entre autres Louis-Ferdinand
Céline, qui est pour le moins impopulaire et qui sera plus tard accusé de
collaboration. La Libération amène des débats sur le comportement des éditeurs
français en temps de guerre : « Les 140 éditeurs signataires de la liste Otto et de la convention de
censure auraient pu au moins attendre que la collaboration Vichy-Berlin soit
officialisée pour obéir à l’occupant… » (Assouline, 1984, 394)
Gaston Gallimard observe les débats de loin, sinon de
haut; il considère n’avoir fait que son travail, n’éprouve aucune culpabilité
et n’a pas le sentiment d’avoir joué le jeu des occupants : « À la différence
de Bernard Grasset, il n’a pas, lui, publié de livres de propagande. Dans son
esprit, la question ne doit même pas être posée et il est ulcéré qu’on veuille
l’épurer […] » (Assouline, 1984, 396). Dans le Comité d’épuration, Vercors veut
surtout punir Gallimard et abattre Grasset. Mais pour le Comité, les deux
maisons ne sont pas égales en culpabilité : Gaston Gallimard mérite selon
eux de prendre sa retraite « anticipée » et la Nouvelle Revue
Française doit cesser de paraître. Grasset, qui avait collaboré sans retenue et
avait publié des livres pro-allemands, méritait quant à lui un procès et un
châtiment exemplaires (Assouline, 1984, 401).
Après maintes délibérations et rebondissements, le
comité statue que le dossier de Gallimard peut être classé et qu’aucune
sanction ne sera imposée. Par contre, la Nouvelle Revue Française, outil de
collaboration, devra cesser définitivement de paraître. Paulhan et Gaston
Gallimard appuient cette décision et ce dernier s’affère même à accuser la
revue de tous les torts pour détourner les regards de sa maison. Ce sera une
période funeste pour les grands éditeurs français…
Drieu la Rochelle se suicide en 1945.
Grasset est destitué et condamné à l’indignation
nationale. Cette dernière signifie « la perte des droits civiques
fondamentaux, tels que le droit de vote, le droit de travailler dans la
fonction publique ou encore celui de détenir une entreprise commerciale. »
(Poupart, 2009, 38)
Robert Denoël meurt dans des circonstances étranges,
après quoi Gallimard s’empressera de racheter 90% des parts de la maison à sa
veuve (Poupart, 2009, 25).
BIBLIOGRAPHIE
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Roger. « Les mille et un lieux de Gallimard ». In 5, rue Sébastien-Bottin, Paris,
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Jean-François. Gallimard chez les nazis,
Montréal, Poètes de brousse, coll. Essai libre, 2009, 62 p.