mardi 25 décembre 2012
Littérature: Les Bienveillantes de Jonathan Littell
Le genre de livre que l'on croit abandonner dans les deux cent premières pages, qui demande un véritable travail de lecture, qui est parfois lourd, désagréable, foisonnant de détails en apparence inutiles... Tous les grades allemands sont donnés tels quels, alors facile de se perdre dans les Stabsgefreiter, les Unterfeldwebel et les Obersturmbannführer. Beaucoup de passages d'un ennui mortel sur les déplacements du personnage, beaucoup de diarrhées, on n'a l'impression de ne jamais en finir.
Mais...
Quel chef-d'oeuvre. C'est à peu près impossible de le nier. Au travers des lourdeurs se trouvent des passages sublimes, des images puissantes et des situations qui restent gravées dans la mémoire. Les sections entièrement fictives du roman, qui décrivent par exemple la vie incestueuse du protagoniste, ses névroses profondes, sa vie de famille, c'est du bonbon. Certaines intrigues paraissent moyennement plausibles mais demeurent accrocheuses. Plein de personnages hauts en couleurs, des idées originales s'entrechoquent à des lieux communs sur le régime nazi. La dernière scène est sublime, et le titre y prend tout son sens.
Ça fait du bien de voir qu'on publie encore des livres d'une telle envergure.
samedi 17 novembre 2012
Littérature: "Jakob le menteur" de Jurek Becker
Jurek Becker publie Jakob le menteur vingt-quatre ans après la fin de la Seconde
Guerre. Ayant grandi dans un ghetto similaire à celui qu’il dépeint et ayant
survécu aux camps de concentration de Ravensbrück
et Sachsenhausen,
l’auteur alors âgé de trente-deux ans dispose à la fois du recul que l’on
suppose nécessaire pour raconter ce genre d’expérience torturante et de la
sagesse requise pour s’exécuter avec raffinement. Jakob le menteur sert donc de témoignage d’une empreinte.
L’empreinte laissée sur un homme, sur une nation entière, celle qui marquera à
jamais le visage de l’humanité. Jakob, ce Juif
banal qui peu à peu devient malgré lui l’homme le plus important du
ghetto, ce pourvoyeur de la dernière lueur à percer la toile noire de la mort,
se voit rapidement enseveli par l’enchevêtrement de ses mensonges. Où sont les
Russes sensés venir délivrer le peuple souffrant? Pourquoi les départs de
convois se font de plus en plus fréquents? Pourtant, le poste de radio n’avait
que de bonnes nouvelles à offrir…
Raconté après-coup par un Juif qui tient
l’histoire de Jakob de première main, le récit nous plonge dans un univers où
le drôle et le tragique se côtoient avec élégance. Le narrateur se permet
d’inventer les fragments manquants de son histoire, d’éclaircir de son
imagination les zones grises, d’interviewer certains individus clés et même de proposer
une fin alternative qu’il reconnaît d’emblée comme étant pure fiction.
L’approche de Jurek Becker n’est jamais moralisatrice, jamais même réellement
dramatique ou tout à fait sombre. Visiblement peu désireux de blâmer ou pointer
du doigt, l’auteur ne se gêne pas de montrer que même dans les pires
circonstances, la vie continue. Que même dans un ghetto, on a besoin de rire,
de se cajoler, de s’aimer et de se quereller. Que même lorsque tout tend à vous
déshumaniser, vous demeurez toujours un homme à part entière.
Jakob Heym n’a pas de poste de radio.
C’est pourtant ce qu’il doit faire croire pour qu’on accepte de tenir pour
légitime cette information première qu’il détient de sa visite dans les bureaux
des Allemands : les Russes sont à vingt kilomètres de Bezanika, ce qui les
place à moins de cinq cent kilomètres du ghetto. Coupable uniquement d’avoir
voulu partager cet espoir avec ses compagnons de misère, il se voit forcé de
transmettre de fausses nouvelles, de résumer ce qu’il entend chaque jour dans
ce poste qui n’existe que dans l’imaginaire collectif. Ce récit d’espérance à
l’humour subtil nous transporte au cœur d’une foule de péripéties
tragi-comiques qui laissent un goût amer dans la bouche. Parmi celles-ci, un
Juif se fait abattre devant son frère pour avoir semé un peu du rêve de Jakob à
ses compatriotes enfermés dans un wagon, un docteur Juif s’empoisonne en
présence de notables nazis afin d’éviter de devoir sauver la vie d’un Allemand
de haut rang, Jakob s’improvise poste de radio humain pour une jeune orpheline
qu’il se propose d’adopter, puis Kowalski, le meilleur ami de Jakob, connaît
une triste fin lorsque ses illusions s’évaporent définitivement.
Œuvre d’une intensité dramatique
étonnante, Jakob le menteur
impressionne par la justesse du ton emprunté et l’authenticité de son contenu
qui évite le piège du scabreux, mais laisse dans l’esprit du lecteur sa marque
indélébile, celle d’une Histoire meurtrie qui s’est d’abord construite sur les
drames personnels d’hommes banals tels que Jakob Heym.
mercredi 7 novembre 2012
Littérature: "Brûlant secret" de S. Zweig
Sous cette couverture style roman érotique se cache quatre longues nouvelles très variées mais pas toutes intéressantes. En fait, la première, "Brûlant secret", est pas mal la seule que j'aie vraiment aimée. On peut y suivre les tribulations d'un jeune garçon qui, s'étant lié d'amitié avec un dandy lors de ses vacances, découvre finalement que ce dernier voulait en fait se rapprocher de sa mère afin, comme le dirait le Doc Mailloux, de la copuler. Il décide alors de tout mettre en oeuvre pour les séparer.
Zweig a une plume enviable. Il faut lui donner, tout coule de source. Chaque mot est exactement où il doit être et même en traduction c'est limpide comme ça se peut pas. Ses descriptions des émotions vécues par le jeune garçon sont d'une précision, d'une finesse et d'une perspicacité rares. J'ai vraiment dévoré cette nouvelle de 80 pages et je recommanderais l'achat du livre juste pour celle-là. Les autres, bah... sont correctes, sans plus.
J'ai quand même eu l'air d'une sacoche quand je me suis pointé au comptoir avec ça et les poèmes de Rimbaud...
mardi 6 novembre 2012
Cinéma: "They Live by Night" de Nicholas Ray
Premier film de Nicholas Ray (plus connu pour "Rebel Without a Cause" et "In a Lonely Place"), "They Live by Night" s'inscrit de plein pied dans la tradition du film noir américain, plus précisément dans la série des "lovers on the run" dont le film "You Only Live Once" de Fritz Lang est sans doute le plus important modèle. Mais bon, loin de moi l'envie de dénaturer le film en le soumettant à une catégorisation trop rigide. D'autant plus qu'il a son petit style bien à lui. Ce qui rapproche "They Live by Night" du film de Lang, disons davantage que de "Gun Crazy" qui a pourtant été fait à seulement deux ans d'intervalle, c'est d'abord et avant tout la dynamique.
Contrairement aux films à la Bonnie and Clyde, "They Live by Night" présente la relation entre un criminel en fuite et une femme de bonnes moeurs qui le suit par amour tout en l'exhortant de cesser ses activités criminelles. Seulement on n'a pas d'argent sans travailler, alors d'autres crimes doivent être commis pour subsister pendant la fuite... "They Live by Night" est parfois un peu mélodramatique sur les bords, mais c'est bien la seule chose qu'on puisse lui reprocher. Les acteurs sont compétents, le récit est prenant et la réalisation laisse entrevoir des bribes du grand réalisateur à venir. Il maîtrise parfaitement bien son sujet et son genre. On ne peut s'empêcher de ressentir pour ce couple une profonde sympathie, même si l'on sait que leurs rêves ne sont que poudre aux yeux et que la réalité ne manquera pas de frapper de plein fouet alors que l'étau se resserre...
vendredi 2 novembre 2012
Littérature: "L'Aveuglement" de Jose Saramago
Publié en 1995 en langue originale, L’Aveuglement du portugais Jose
Saramago, lauréat du prestigieux prix Nobel qui lui fut décerné en 1998, est un
roman difficile, tant dans sa facture que dans son propos. La brutalité des
événements, et le peu de détour que prend l’auteur dans sa manière de les raconter
contribuent à faire de cette œuvre l’épitomé de l’inconfort. Ces personnages
sans noms, cette « fille aux lunettes noires », ce « premier
aveugle », cette ville même qui demeure innomée parce qu’innommable,
capitale de tous les travers de l’humanité, sont autant de raisons de se sentir
happés dans cette impersonnalité, qui bien loin d’opérer une distanciation
innocentant le lecteur, le force au contraire à se sentir impliqué dans toutes
les fibres de son être. L’incipit du récit est simple : alors qu’il est
coincé dans un embouteillage, un homme devient soudainement aveugle, une cécité
blanche comme une mer de lait. C’est le début d’une épidémie qui se propagera à
un rythme démesuré, forçant le gouvernement à placer une foule d’individus en
quarantaine dans un ancien hôpital psychiatrique. Seule une femme semble
échapper mystérieusement à cet aveuglement, et c’est à travers son regard que
le lecteur sera témoin d’atrocités qui lui donneront envie de fermer l’œil.
C’est justement ce réflexe inhérent à la
nature humaine qui se trouve au cœur de la critique effectuée par Saramago. Car
si ses personnages souffrent de cécité, l’auteur s’adresse à un lecteur qui
lui, voit. Et nul voile ne sera plus jeté sur les réalités que nous préférons
d’ordinaire ignorer. Le microcosme dépeint dans le roman n’est qu’une humanité
à échelle réduite où se donnent rendez-vous les meilleures comme les pires
facettes de l’animal humain. Puisque dans le monde présenté par Saramago,
l’homme n’est parfois plus qu’une bête, s’adonnant aux pires bassesses,
s’abandonnant à ses instincts les plus primitifs au détriment de tout sentiment
de compassion. Les viols que subissent ces femmes particulières n’est que
l’avatar du viol que subit la femme au quotidien, dans l’appartement luxueux,
dans la ruelle malfamée ou dans les bidonvilles boliviens. Au final, il s’agit
de la même violence. Les personnages ne sont plus des personnages, mais des
archétypes qui servent une allégorie finement tissée de la cécité générale de
l’homme face à la souffrance de son prochain.
L’écriture même de Saramago supporte cette
métaphore. L’inclusion des dialogues à la narration, la rareté des paragraphes,
les mots condensés comme autant de longs blocs infranchissables transmettent au
lecteur tout le sentiment d’incertitude de l’aveugle, et lui-même avance à
tâtons entre les conversations qui deviennent de plus en plus dures à suivre au
fur et à mesure que d’autres aveugles se joignent au groupe. C’est là toute la
force de cette œuvre magistrale, qui n’offre aucun support au lecteur, rien sur
quoi s’appuyer, alors qu’il parcourt les pages d’un livre qui le laisse
finalement aussi non-voyant que les personnages qu’il met en scène, le forçant
à entrer en lui-même et à se demander si, finalement, il n’est pas le seul qui
soit véritablement atteint de cécité. Il subsiste tout de même au final une
lueur d’espoir, l’espérance que dans cette noirceur retrouvée puisse apparaître
quelque chose comme une lumière, qui pourtant n’aveuglera plus, qui au
contraire permettra de percevoir enfin le détail de la main qui nous est
tendue.
jeudi 1 novembre 2012
Cinéma: "The Set-Up" de Robert Wise
Robert Wise est probablement l'un des réalisateurs
américains que l'on connaît le plus pour les mauvaises raisons. Au travers de
ses quarante et quelques films, dont la bonne moitié sont à peu près
insignifiants, il a réussi à pondre des classiques dans pratiquement tous les
genres, de la comédie musicale à la science-fiction, en passant par le film
noir et l'horreur de série B. On se souviendra de lui surtout pour West
Side Story, The Sound of Music, The Day the Earth Stood
Still et Star Trek... ce qui est assez décevant quand on
considère qu'il a réalisé de petits bijoux de cinéma, comme The
Set-Up. À peu près personne n'a entendu parlé de ce film, et c'est
pourtant un précurseur avoué de Raging Bull, ainsi que l'une des
meilleures performances en carrière de Robert Ryan, acteur génial et
injustement oublié.
On pourrait arguer qu'au fond, tout le monde se fout un peu
de mes films "obscurs" des années 40, mais quiconque s'intéresse sérieusement au cinéma doit voir The
Set-Up. C'est tout simplement un tour de force de composition et de
réalisation. Les scènes de boxe sont sublimes, la photographie est ce que l'on trouve de meilleur dans le genre "rues peu accueillantes pleines
de clair-obscur", et le jeu... c'est du grand aussi. Un film de 72
minutes, en durée réelle, avec autant d'intensité et de profondeur, il est rare d'en trouver. C'est plus qu'un film de boxe; c'est le
récit d'un homme acharné qui refuse de s'éteindre comme une vieille bougie. Et
ça a quelque chose de foncièrement réaliste qui ne peut faire autrement que
de toucher. Aucune fioriture, aucun code hollywoodien assommant... juste du vrai bon
cinéma.
Cinéma: "Fury" de Fritz Lang
En mai 1934, le producteur David Selznick, de passage
en Europe, propose à Fritz Lang un contrat à la MGM. Ils embarquent ensemble
quelques semaines plus tard pour les États-Unis, pays que le cinéaste a visité
quelques années plus tôt avant de tourner Metropolis. Pendant deux ans, Lang
travaille à des scénarios qui n'aboutissent pas, se fait refuser des projets et
traîne dans les salons d'artistes en se plaignant de sa situation. Puis, au
début de l'année 1936, le jeune producteur Joseph Mankiewicz convainc le studio
que Lang est le réalisateur idéal pour mener à terme Fury, un film qu'il a
imaginé avec le scénariste Norman Krasna. Lang rédige un scénario avec Bartlett
Cormack, puis le tournage débute au printemps. Mais Lang a bien du mal à
s'adapter aux méthodes américaines; il se brouille avec son équipe, puis avec
son producteur, il tente d'imposer ses méthodes de travail, mais doit se plier
à des exigences qui lui paraissent ridicules (les pauses déjeuners doivent être
respectées à la minute près...).
Comme le dira plus tard Mankiewicz, ce devait être
fort difficile pour le sur-homme derrière Die Nibelungen et Metropolis de se
plier à de telles pacotilles. Il mène quand même le projet à terme, et le
résultat est un film saisissant, audacieux et bouillant d'actualité. Car
il faut bien l'avouer, pour une première réalisation en sol américain, Lang n'y
va pas de main morte. En s'attaquant de front à un problème de société alors en
pleine expansion, celui du lynchage et de la justice populaire, il fait preuve d'un culot presque effronté. À peine débarqué d'Europe, il
signe un film engagé au sujet controversé qui fera frémir les exécutifs de la
MGM. Mais de fil en aiguille, malgré quelques scènes coupées et idées
abandonnées, il arrive à présenter au peuple américain une oeuvre coup-de-poing
qui les frappe de plein fouet. L'histoire est assez simple: Katherine Grant et
Joe Wilson projettent de se marier, mais doivent d'abord se séparer pendant un
an afin d'économiser chacun de leur côté.
L'année écoulée, alors
qu'il est en route pour rejoindre sa fiancée, Joe est arrêté par l'adjoint du
shérif local et emmené au poste pour subir un interrogatoire. On l'accuse
d'avoir participé à l'enlèvement d'une jeune fille du village, puis il est
retenu prisonnier. De rumeurs en ouïe-dires, la colère du peuple prend des
proportions démesurées: il décide que Joe ne sera pas protégé par une justice
trop clémente et qu'il doit payer pour son crime. Une foule immense et enragée
assaille le poste de police pour lui faire la peau. Incapables d'atteindre sa
cellule, les citoyens mettent feu à la bâtisse en laissant Joe pour mort.
Seulement il a survécu et il est bien résolu à venger cet acte de barbarie.
Fury, c'est d'abord le récit de cette vengeance, de la désillusion qui s'empare
d'un homme et le transforme en bête sauvage. L'interprétation de Spencer Tracy
est mémorable. Autant le Joe d'avant l'incident, amoureux, doux, protecteur,
droit, est crédible, autant celui qui s'extirpe des flammes, enragé, cynique,
colérique, l'est tout autant, même davantage.
Lang s'attaque à une situation bien précise, en perfectionnant les techniques qui ont fait sa renommée. L'économie narrative de M trouve ici sa continuité et son aboutissement logique. En quelques minutes, par une série de courtes scènes qui s'enchevêtrent parfaitement, Lang expose la montée de la hargne au sein de la ville, résultat de l'illustre "téléphone arabe", du bouche-à-oreille malfaisant. Les phrases sont courtes, l'essentiel seul est dit et montré. Pas de perte de temps, pas de dialogue inutilement bavard. Puis lorsque la foule en délire se rue finalement sur le poste pour lyncher le pauvre Joe, Lang se sert de son expérience sur le tournage des Nibelungen et de Metropolis pour mener une autre de ses illustres peintures de groupe, dirigeant la troupe d'acteurs et de figurants avec l'art et la rigueur qu'on lui connaît. Scène extrêmement angoissante, l'assaut du poste de police est un grand moment de cinéma.
Film aux genres multiples, d'abord une amourette à l'eau de rose, puis une étude de foule, et enfin un drame légal, Fury est avant tout la dénonciation d'un mal qui ronge de plus en plus les entrailles de la nation américaine. Le procès des vingt-deux présumés lyncheurs le démontre avec beaucoup d'énergie, et l'acharnement dont l'avocat fait preuve pour faire condamner les fautifs n'est que le reflet des convictions du cinéaste, qui a beaucoup lu sur le sujet. Le plaidoyer de l'avocat en témoigne, et lorsqu'il fait intervenir les chiffres et décline le nombre de cas de lynchage par année aux États-Unis, en brandissant un doigt accusateur vers la caméra, c'est un splendide coup de poing au visage.
Ingénieusement réalisée, cette oeuvre
qui n'a pas pris une ride se déguste comme un bon vin. Évitant d'identifier
clairement les bons et les vilains, elle jongle constamment entre les deux
pôles et pousse le spectateur à se poser des questions d'ordre moral. On peut
reprocher à Fury une finale hollywoodienne, conventionnelle et bâclée, mais ce
n'est que le résultat des pressions incessantes de Mankiewicz. Fury n'en
demeure pas moins un chef-d'oeuvre, véritable résumé de l'art langien et
absolument incontournable.
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