jeudi 1 novembre 2012

Cinéma: "Fury" de Fritz Lang




En mai 1934, le producteur David Selznick, de passage en Europe, propose à Fritz Lang un contrat à la MGM. Ils embarquent ensemble quelques semaines plus tard pour les États-Unis, pays que le cinéaste a visité quelques années plus tôt avant de tourner Metropolis. Pendant deux ans, Lang travaille à des scénarios qui n'aboutissent pas, se fait refuser des projets et traîne dans les salons d'artistes en se plaignant de sa situation. Puis, au début de l'année 1936, le jeune producteur Joseph Mankiewicz convainc le studio que Lang est le réalisateur idéal pour mener à terme Fury, un film qu'il a imaginé avec le scénariste Norman Krasna. Lang rédige un scénario avec Bartlett Cormack, puis le tournage débute au printemps. Mais Lang a bien du mal à s'adapter aux méthodes américaines; il se brouille avec son équipe, puis avec son producteur, il tente d'imposer ses méthodes de travail, mais doit se plier à des exigences qui lui paraissent ridicules (les pauses déjeuners doivent être respectées à la minute près...). 



Comme le dira plus tard Mankiewicz, ce devait être fort difficile pour le sur-homme derrière Die Nibelungen et Metropolis de se plier à de telles pacotilles. Il mène quand même le projet à terme, et le résultat est un film saisissant, audacieux et bouillant d'actualité. Car il faut bien l'avouer, pour une première réalisation en sol américain, Lang n'y va pas de main morte. En s'attaquant de front à un problème de société alors en pleine expansion, celui du lynchage et de la justice populaire, il fait preuve d'un culot presque effronté. À peine débarqué d'Europe, il signe un film engagé au sujet controversé qui fera frémir les exécutifs de la MGM. Mais de fil en aiguille, malgré quelques scènes coupées et idées abandonnées, il arrive à présenter au peuple américain une oeuvre coup-de-poing qui les frappe de plein fouet. L'histoire est assez simple: Katherine Grant et Joe Wilson projettent de se marier, mais doivent d'abord se séparer pendant un an afin d'économiser chacun de leur côté. 






L'année écoulée, alors qu'il est en route pour rejoindre sa fiancée, Joe est arrêté par l'adjoint du shérif local et emmené au poste pour subir un interrogatoire. On l'accuse d'avoir participé à l'enlèvement d'une jeune fille du village, puis il est retenu prisonnier. De rumeurs en ouïe-dires, la colère du peuple prend des proportions démesurées: il décide que Joe ne sera pas protégé par une justice trop clémente et qu'il doit payer pour son crime. Une foule immense et enragée assaille le poste de police pour lui faire la peau. Incapables d'atteindre sa cellule, les citoyens mettent feu à la bâtisse en laissant Joe pour mort. Seulement il a survécu et il est bien résolu à venger cet acte de barbarie. Fury, c'est d'abord le récit de cette vengeance, de la désillusion qui s'empare d'un homme et le transforme en bête sauvage. L'interprétation de Spencer Tracy est mémorable. Autant le Joe d'avant l'incident, amoureux, doux, protecteur, droit, est crédible, autant celui qui s'extirpe des flammes, enragé, cynique, colérique, l'est tout autant, même davantage. 


Lang s'attaque à une situation bien précise, en perfectionnant les techniques qui ont fait sa renommée. L'économie narrative de M trouve ici sa continuité et son aboutissement logique. En quelques minutes, par une série de courtes scènes qui s'enchevêtrent parfaitement, Lang expose la montée de la hargne au sein de la ville, résultat de l'illustre "téléphone arabe", du bouche-à-oreille malfaisant. Les phrases sont courtes, l'essentiel seul est dit et montré. Pas de perte de temps, pas de dialogue inutilement bavard. Puis lorsque la foule en délire se rue finalement sur le poste pour lyncher le pauvre Joe, Lang se sert de son expérience sur le tournage des Nibelungen et de Metropolis pour mener une autre de ses illustres peintures de groupe, dirigeant la troupe d'acteurs et de figurants avec l'art et la rigueur qu'on lui connaît. Scène extrêmement angoissante, l'assaut du poste de police est un grand moment de cinéma. 



Film aux genres multiples, d'abord une amourette à l'eau de rose, puis une étude de foule, et enfin un drame légal, Fury est avant tout la dénonciation d'un mal qui ronge de plus en plus les entrailles de la nation américaine. Le procès des vingt-deux présumés lyncheurs le démontre avec beaucoup d'énergie, et l'acharnement dont l'avocat fait preuve pour faire condamner les fautifs n'est que le reflet des convictions du cinéaste, qui a beaucoup lu sur le sujet. Le plaidoyer de l'avocat en témoigne, et lorsqu'il fait intervenir les chiffres et décline le nombre de cas de lynchage par année aux États-Unis, en brandissant un doigt accusateur vers la caméra, c'est un splendide coup de poing au visage.



Ingénieusement réalisée, cette oeuvre qui n'a pas pris une ride se déguste comme un bon vin. Évitant d'identifier clairement les bons et les vilains, elle jongle constamment entre les deux pôles et pousse le spectateur à se poser des questions d'ordre moral. On peut reprocher à Fury une finale hollywoodienne, conventionnelle et bâclée, mais ce n'est que le résultat des pressions incessantes de Mankiewicz. Fury n'en demeure pas moins un chef-d'oeuvre, véritable résumé de l'art langien et absolument incontournable.

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