Jurek Becker publie Jakob le menteur vingt-quatre ans après la fin de la Seconde
Guerre. Ayant grandi dans un ghetto similaire à celui qu’il dépeint et ayant
survécu aux camps de concentration de Ravensbrück
et Sachsenhausen,
l’auteur alors âgé de trente-deux ans dispose à la fois du recul que l’on
suppose nécessaire pour raconter ce genre d’expérience torturante et de la
sagesse requise pour s’exécuter avec raffinement. Jakob le menteur sert donc de témoignage d’une empreinte.
L’empreinte laissée sur un homme, sur une nation entière, celle qui marquera à
jamais le visage de l’humanité. Jakob, ce Juif
banal qui peu à peu devient malgré lui l’homme le plus important du
ghetto, ce pourvoyeur de la dernière lueur à percer la toile noire de la mort,
se voit rapidement enseveli par l’enchevêtrement de ses mensonges. Où sont les
Russes sensés venir délivrer le peuple souffrant? Pourquoi les départs de
convois se font de plus en plus fréquents? Pourtant, le poste de radio n’avait
que de bonnes nouvelles à offrir…
Raconté après-coup par un Juif qui tient
l’histoire de Jakob de première main, le récit nous plonge dans un univers où
le drôle et le tragique se côtoient avec élégance. Le narrateur se permet
d’inventer les fragments manquants de son histoire, d’éclaircir de son
imagination les zones grises, d’interviewer certains individus clés et même de proposer
une fin alternative qu’il reconnaît d’emblée comme étant pure fiction.
L’approche de Jurek Becker n’est jamais moralisatrice, jamais même réellement
dramatique ou tout à fait sombre. Visiblement peu désireux de blâmer ou pointer
du doigt, l’auteur ne se gêne pas de montrer que même dans les pires
circonstances, la vie continue. Que même dans un ghetto, on a besoin de rire,
de se cajoler, de s’aimer et de se quereller. Que même lorsque tout tend à vous
déshumaniser, vous demeurez toujours un homme à part entière.
Jakob Heym n’a pas de poste de radio.
C’est pourtant ce qu’il doit faire croire pour qu’on accepte de tenir pour
légitime cette information première qu’il détient de sa visite dans les bureaux
des Allemands : les Russes sont à vingt kilomètres de Bezanika, ce qui les
place à moins de cinq cent kilomètres du ghetto. Coupable uniquement d’avoir
voulu partager cet espoir avec ses compagnons de misère, il se voit forcé de
transmettre de fausses nouvelles, de résumer ce qu’il entend chaque jour dans
ce poste qui n’existe que dans l’imaginaire collectif. Ce récit d’espérance à
l’humour subtil nous transporte au cœur d’une foule de péripéties
tragi-comiques qui laissent un goût amer dans la bouche. Parmi celles-ci, un
Juif se fait abattre devant son frère pour avoir semé un peu du rêve de Jakob à
ses compatriotes enfermés dans un wagon, un docteur Juif s’empoisonne en
présence de notables nazis afin d’éviter de devoir sauver la vie d’un Allemand
de haut rang, Jakob s’improvise poste de radio humain pour une jeune orpheline
qu’il se propose d’adopter, puis Kowalski, le meilleur ami de Jakob, connaît
une triste fin lorsque ses illusions s’évaporent définitivement.
Œuvre d’une intensité dramatique
étonnante, Jakob le menteur
impressionne par la justesse du ton emprunté et l’authenticité de son contenu
qui évite le piège du scabreux, mais laisse dans l’esprit du lecteur sa marque
indélébile, celle d’une Histoire meurtrie qui s’est d’abord construite sur les
drames personnels d’hommes banals tels que Jakob Heym.