jeudi 1 novembre 2012

Littérature: "Disgrâce" de J.M. Coetzee


     

Écrivain sud-africain de langue anglaise, John Maxwell Coetzee porte en sa chair l’empreinte de violences passées et prochaines, celle d’une nation marquée au fer rouge par l’intolérance et le ressentiment, bouillante de rage et de colère réprimée. Si « Disgrâce », roman qu’il publie en 1999 et qui lui vaut la même année le prestigieux Booker Prize, traite d’une multitude de thèmes à résonance universelle, le déclin de la grandeur de l’homme blanc dans une Afrique du Sud où le fumet nauséabond de l’apartheid se dissipe avec peine en demeure la pierre angulaire. David Lurie, professeur à l’Université du Cap, « tombe en disgrâce » au fil des pages, avance à tâtons au travers d’une noirceur nouvelle, tente de retrouver quelque repère dans cette société qui se transforme peu à peu et le recrache comme un corps étranger. Esthète déchu à la moralité égoïste, le protagoniste du roman de Coetzee se révèle tour à tour avatar de l’homme moderne désuet, puis représentant d’une race qui exhale ses derniers souffles, celle de l’intellectuel Blanc, gonflé d’orgueil derrière le voile d’un système politique qui le couve et assure sa toute-puissance.

     Mais David Lurie n’a pas eu la chance de Narcisse, noyé dans la fleur de l’âge, emportant dans la tombe le reflet de son éternelle beauté. Ce qu’il contemple dans la glace, c’est un visage fripé, sillonné de rides cruelles qui lui rappellent ce qu’il est, mais davantage ce qu’il n’est plus, ce qu’on ne lui donnera plus le droit d’être. Par désespoir ou vanité, il se lance dans une aventure avec une élève et justifie sa témérité par une théorie véreuse sur l’obligation du partage de la beauté. Accusé de harcèlement sexuel, discrédité devant ses pairs et rebus de son environnement social, il part se réfugier chez sa fille Lucy qui tient une exploitation agricole au Cap-Oriental.



     Loin d’y trouver la tranquillité escomptée, Lurie atterrit dans une province en plein éclatement, déchirée par les transformations sociales résultant de l’abolition de l’apartheid. S’il pouvait en ville se lover dans l’illusion d’une accalmie relative, la campagne lui met brutalement au visage les réalités d’un pays meurtri dans son âme. Lorsque sa fille est violée par trois hommes noirs, il est aussi impuissant à la comprendre qu’il ne l’a été à la défendre. Enceinte de l’un de ses assaillants, intraitable dans sa décision de donner naissance à ce fruit forcé d’un acte longtemps prohibé, Lucie reste sourde aux protestations de son père qui condamne sa volonté d’expiation du crime perpétré par ses semblables. Entre David Lurie et le monde, la fracture est totale. Sa seule rédemption se trouve dans le regard des chiens malades qu’il réconforte avant leur dernière piqûre, puis qu’il porte fidèlement au four crématoire. L’inspiration artistique l’abandonne, ainsi que tout espoir d’une paternité fortifiante.

     Roman sombre au style léger et à l’intrigue captivante, « Disgrâce » est à la fois le récit d’une vengeance, celle de la société contre l’homme et celle de l’homme contre lui-même, et un brûlant témoignage des tensions raciales dans une Afrique du Sud débordée par l’énormité de la faute commise, une terre qui n’offre aucun asile à l’homme perdu, vouée à être souillée puisqu’il n’y a pas de demi-mesure dans la haine et que le sang, lui, n'a qu’une seule couleur.  

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire