Écrivain sud-africain de langue anglaise, John
Maxwell Coetzee porte en sa chair l’empreinte de violences passées et
prochaines, celle d’une nation marquée au fer rouge par l’intolérance et le
ressentiment, bouillante de rage et de colère réprimée. Si
« Disgrâce », roman qu’il publie en 1999 et qui lui vaut la même
année le prestigieux Booker Prize, traite d’une multitude de thèmes à résonance
universelle, le déclin de la grandeur de l’homme blanc dans une Afrique du Sud
où le fumet nauséabond de l’apartheid se dissipe avec peine en demeure la
pierre angulaire. David Lurie, professeur à l’Université du Cap, « tombe
en disgrâce » au fil des pages, avance à tâtons au travers d’une noirceur
nouvelle, tente de retrouver quelque repère dans cette société qui se
transforme peu à peu et le recrache comme un corps étranger. Esthète déchu à la
moralité égoïste, le protagoniste du roman de Coetzee se révèle tour à tour
avatar de l’homme moderne désuet, puis représentant d’une race qui exhale ses
derniers souffles, celle de l’intellectuel Blanc, gonflé d’orgueil derrière le
voile d’un système politique qui le couve et assure sa toute-puissance.
Mais David Lurie n’a pas eu la chance de
Narcisse, noyé dans la fleur de l’âge, emportant dans la tombe le reflet de son
éternelle beauté. Ce qu’il contemple dans la glace, c’est un visage fripé,
sillonné de rides cruelles qui lui rappellent ce qu’il est, mais davantage ce
qu’il n’est plus, ce qu’on ne lui donnera plus le droit d’être. Par désespoir
ou vanité, il se lance dans une aventure avec une élève et justifie sa témérité
par une théorie véreuse sur l’obligation du partage de la beauté. Accusé de
harcèlement sexuel, discrédité devant ses pairs et rebus de son environnement
social, il part se réfugier chez sa fille Lucy qui tient une exploitation
agricole au Cap-Oriental.
Loin d’y trouver la tranquillité
escomptée, Lurie atterrit dans une province en plein éclatement, déchirée par les
transformations sociales résultant de l’abolition de l’apartheid. S’il pouvait
en ville se lover dans l’illusion d’une accalmie relative, la campagne lui met
brutalement au visage les réalités d’un pays meurtri dans son âme. Lorsque sa
fille est violée par trois hommes noirs, il est aussi impuissant à la
comprendre qu’il ne l’a été à la défendre. Enceinte de l’un de ses assaillants,
intraitable dans sa décision de donner naissance à ce fruit forcé d’un acte
longtemps prohibé, Lucie reste sourde aux protestations de son père qui
condamne sa volonté d’expiation du crime perpétré par ses semblables. Entre
David Lurie et le monde, la fracture est totale. Sa seule rédemption se trouve
dans le regard des chiens malades qu’il réconforte avant leur dernière piqûre,
puis qu’il porte fidèlement au four crématoire. L’inspiration artistique l’abandonne,
ainsi que tout espoir d’une paternité fortifiante.
Roman sombre au style léger et à
l’intrigue captivante, « Disgrâce » est à la fois le récit d’une
vengeance, celle de la société contre l’homme et celle de l’homme contre
lui-même, et un brûlant témoignage des tensions raciales dans une Afrique du
Sud débordée par l’énormité de la faute commise, une terre qui n’offre aucun
asile à l’homme perdu, vouée à être souillée puisqu’il n’y a pas de demi-mesure
dans la haine et que le sang, lui, n'a qu’une seule couleur.
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